
Journée comme une autre…
Un sifflement traverse le mur du son mais ne me touche pas.
Je ne bouge pas !
Un, puis deux, puis trois sifflements, puis enfin la tête de Feufeu fumax, une tête qu’il vient de passer par la porte de mon bureau :
– “J’vous ai déjà dit que, quand je sifflais, vous deviez accourir dans mon bureau !”
Moi, étonnamment placide (des fois, je me surprenais moi-même) :
– “Je ne réponds jamais à un homme qui me siffle dans la rue. Et au bureau, je fais pareil.”
Feufeu éructant :
– “Mais je suis votre chef de service !”
– “Un chef de service ne siffle pas ses agents. Et je ne suis pas votre chien, encore moins votre chienne.”
– “Dans mon bureau, tout de suite !”
Moi, me levant :
– “Bah voilà, quand c’est demandé gentiment…”

Tout ce qui est écrit dans cet article est véridique.
Je le suis dans son bureau qu’il se hâte de regagner pour avoir l’air de dire qu’il n’est pas venu me chercher mais que j’y suis allée toute seule.
– Ah les hommes, j’vous jure !
Feufeu s’est assis.
Il s’est calmé.
Il était comme ça, “soupe au lait” mais pas méchant, mufle mais très poli.
Si je devais le comparer à un héros des séries télévisées, j’écrirais que c’était “Chapeau Melon” avec son style très british, sa permanente blonde incroyable et son parapluie de dandy.
Il ne lui manquait plus que son Emma PEEL, l’actrice si sexy toute de cuir noir vêtue.
– “Véronique (oh là, il m’appelle par mon prénom, ce n’est pas bon signe), il faut que je vous parle. Asseyez-vous !”
Je m’asseois.
L’heure est grave.
– Va-t-il m’annoncer que je ne suis pas titularisée et, même, que ma carrière se termine après quelques mois passés en PJ ?
– “J’ai toujours dit que vous étiez une erreur de recrutement des RG (Renseignements Généraux), ce que je maintiens. Vous n’auriez jamais dû rentrer dans la police.”
Il guette une réaction de ma part en vain.
Je me contente de regarder son bureau, toujours bien rangé.
Feufeu était soigné de sa personne et très méthodique.
– “Ce soir, je passe dans votre bureau et nous reprenons ensemble tout l’audit que vous avez effectué sur les consommations d’essence des voitures du service. Une “deudeuche” qui fait du 10 litres au cent, j’ai jamais vu ça de toute ma carrière !
– Disparaissez et que je ne vous revois pas de toute la journée.”
Ouf, je suis soulagée, ce n’était que “ça”, une saute d’humeur doublée d’un contrôle du travail effectué en soirée, de mes tableaux de bord à vérifier ce soir avec lui.
D’ailleurs c’était curieux, ce contrôle de dernière minute pour ce soir.
Car Feufeu était connu pour avoir des horaires réguliers et stricts, lui permettant de préserver sa vie privée, sa vie de famille.
Ce commissaire était très organisé dans sa journée et dans ses taches hebdomadaires, au contraire du directeur qui se laissait porter par les évènements, c’est à dire répondait à toutes les invitations de cocktails et autres amusements publics à l’extérieur du SRPJ. Protocole oblige !
– Heureusement que c’était Feufeu qui dirigeait le SRPJ !
Bref, revenons à nos moutons, comme dirait COLUCHE aux abonnés absents pour l’instant.
J’avais trouvé le sous-directeur nerveux, mal à l’aise, mal luné, donc vraiment mal… sans savoir pourquoi.
C’était à cause de moi mais j’ignorais ce que j’avais fait de si mal, sachant que les fautes professionnelles dans la police sont bien souvent le cadet des soucis de chefs de service bien plus occupés à gérer le faire-semblant :
– faux chiffres, fausse activité, fausse culpabilité mais vraie innocence des faux accusés.
En P.J., j’ai vite appris que la police, c’était comme au cinéma du pur cinéma !
Plus tard j’allais aussi apprendre que la P.J., c’était quand même le meilleur service des pires services de la Police Nationale tant cette immense farce était jouée par tous les acteurs de la police d’Etat avec un sérieux impressionnant et un aplomb bluffant de cynisme et de désinvolture.
La journée se déroula tranquillement, le chef, Feufeu, se terrant dans son bureau comme s’il respectait sa propre consigne de ne pas sortir de son propre bureau… et de disparaître.
18H30 !
Je commence à m’impatienter.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
Il tricote des chaussettes de laine pour les prisonniers de la Crim’ qui se sont évadés de la prison centrale, ceux dont les portraits s’affichent sur les avis de recherche de la police tant ils se sont assimilés à la pègre, à force de la fréquenter ?

Je décide de ranger mes affaires et de remettre les bons d’essence dans leurs enveloppes quand Feufeu rentre dans mon bureau dont il referme la porte immédiatement derrière lui.
Très détendu, il prend la chaise devant mon bureau, mise là pour recevoir les fonctionnaires quémandeurs et râleurs, puis il s’installe à côté de moi.
– “Alors voyons ce tableau de consommation annuel ! Où sont les bons d’essence ? Je pointe sur le tableau et vous, vous les reprenez un par un. Je veux vérifier la consommation de toutes les voitures du service, même celles de fonction.”
L’heure passe… Il est vite 19H30.
Nous avons franchi la ligne blanche, celle de la deudeuche, et j’ai pu prouver que, manifestement, la consommation de cette petite voiture au moteur réputé économique est ruineuse à cause des bons d’essence remis par les gars lorsqu’ils se servaient de ladite deudeuche.
Tout à coup, des coups sont frappés à la porte, plusieurs fois et de plus en plus fort.
Là, Feufeu se redresse sur la chaise, droit comme un “i”.
Il me fait signe de me taire.
Je lui obéis, ce qui est rare.
Je sens que le moment est grave car son expression s’est figée, faussement détendue, avec un sourire de squale inhabituel chez lui.
Béru enfonce la porte, plus qu’il ne la pousse, suivi d’un collègue-armoire de la Crim’ qui s’est rejeté dans l’ombre du couloir dès qu’il a vu que l’adjoint du directeur était avec moi dans le bureau.

– “Alors quoi, on s’enferme dans son bureau, Monsieur le sous-directeur ? Avec une fille, celle qui…”
– “Sortez !” ordonne Feufeu d’une voix que je ne lui connaissais pas, interrompant Béru lancé dans sa divagation tandis qu’il tanguait tant bien que mal dans notre direction, poussé vers moi, comme un bateau ivre, complètement bourré.
– “Sortez immédiatement de ce bureau, sinon je vous fais convoquer devant un Conseil de Discipline ! Et vous pourrez dire “adieu” à votre carrière de policier”.
Je dois reconnaître que ce commissaire avait un courage certain car c’est peu que de dire que Béru bourré n’écoutait personne et faisait ce qu’il lui semblait bon de faire pour satisfaire ses instincts, lui tout seul ou à plusieurs.
Béru recule sous le regard métallique du “patron”, de son patron qui porte discrètement la main à sa hanche comme s’il était armé, ce qui était peut-être le cas.

Béru pivote tel un gros ours sur lui-même, chancelant et se rattrapant à l’armoire forte.
– “Vous saviez, hein ? Hein que vous saviez ? C’est pour ça que vous êtes venu, ce soir ?”
– “Vous racontez n’importe quoi, répond fermement Feufeu. Quittez immédiatement ce bureau et j’oublierais votre intrusion dans ce bureau !”
L’autre, “l’armoire” humaine qui attendait Béru dans le couloir, se barre.
Moi, je me demande ce qu’ils savent, tous les deux ou tous les trois, que j’ignore.
Béru trouve la porte de sortie, comme un aveugle, en s’appuyant de la main sur le mur et en suivant les angles de l’armoire forte, la vraie et seule armoire métallique qui ferme à clef parce qu’elle contient les armes du service.
Puis il se retourne soudain, tel un taureau fumant des naseaux et prêt à repartir à la charge :
– “Vous me le paierez, patron, je vous le jure ! Vous avez tout fait foirer.”

Béru sort enfin.
– “On s’en va ! Vous prenez vos affaires et je vous raccompagne jusqu’à votre voiture, maintenant !”
– “On peut savoir ce que vous avez fait foirer ?”
– “Véronique, prenez votre manteau (c’était l’hiver) et partons. Il n’y a rien à savoir, rien que vous ayez à savoir !”
Des fois, j’obéis.
Ce soir-là, j’ai été obéissante.
J’ai suivi mon chef, ce qui était assez exceptionnel.
Dehors, il faisait très froid.
Feufeu a tenu à me raccompagner jusqu’à ma voiture.
Il m’avait proposé de me conduire lui-même jusqu’à mon domicile où je vivais seule, en tout bien tout honneur. Il serait venu me chercher le matin pour aller au travail, ma voiture étant restée au parking du SRPJ.

J’ai refusé.
Il était marié et, même s’il ne m’a jamais fait de proposition malhonnête, le fait d’être vu avec une fille à une heure aussi tardive ou, pire, d’arriver avec moi, le matin, au SRPJ, aurait ruiné sa réputation… et accessoirement la mienne !
Avec le temps, je me suis dit que c’était peut-être ce qu’il voulait ?
– Non !
Pas coucher avec moi, mais faire croire que… ?
– Histoire de faire croire que j’étais “maquée” par un patron, ce qui signifie “pas touche”.
Les hommes, c’est compliqué à comprendre.

Je le préfère en blond, San-Antonio, car Feufeu était blond. Il manque à l’acteur le côté très british de Feufeu avec sa permanente impeccable.
j’avais compris que, ce soir-là, il était été prévu que ce fût mon tour… de passer sur la table de la convivialité.
Sans lui, je ne sais pas ce qui se serait passé.
Je me serais défendue, sûr. Or mon bureau était plein d’armes à feu avec un stock de munitions suffisant pour tuer tous les policiers d’une Section, fût-ce celle de la Crim’.
Le lendemain matin, je me suis pointée dans son bureau.
Mon chef de servive a maintenu sa version, rien d’inhabituel à la visite de Béru.
Je savais bien que, bourré, Béru ne se contrôlait plus !
– Qu’allais-je imaginer ?
Il fallait que j’arrête de me poser des questions et que je me remette au travail comme si de rien n’était.

- C’est vrai, quoi, qu’est-ce qu’elle a, ma gueule ?
C’est Fatima* qui a vendu la mèche !
Par solidarité féminine et puis, par curiosité aussi.
– “Alors, il paraît que Feufeu t’a raccompagnée, hier soir ? Ils ne parlent que de ça entre eux, les gars. Ils sont furieux contre lui et ils ont promis de se venger.”
Je regarde Fatima* :
– “Et ils avaient prévu, quoi, les gars ?”
– “Tu sais bien, comme Hélène*. Hier soir, ce devait être ton tour de passer sur la table. Mais, si je l’avais su, hier, je serais venue te le dire,Véronique, crois-moi !”
Oui, j’étais un peu en colère… contre tout le monde.
Evidemment, tout devenait clair, les heures sups, l’attente de Feufeu qui s’en foutait en fait que la deudeuche fasse du 10 litres au cent.
– Pourquoi personne ne me l’avait dit ?
Car j’aurais réglé le problème à ma manière et plus jamais aucune fille n’aurait subi ce type d’agressions, JAMAIS !
J’ai foncé dans le bureau de Feufeu.
J’aurais dû lui dire “merci”.
Je l’ai “pourri” !
– “Pourquoi vous ne m’avez pas dit ce que Béru et les autres voulaient faire, pourquoi ?”
– “Ne vous méprenez pas, Véronique, je ne suis pas amoureux de vous. Je comprends votre colère. Mais c’est justement parce que vous n’êtes pas comme les autres que je ne pouvais pas les laisser vous faire “ça”. C’était trop dangereux avec vous. Vous n’auriez jamais pardonné et le SRPJ aurait été éclaboussé par un scandale énorme. Vous connaissant, vous auriez écrit !”
Voilà, c’est fait.

J’ai écrit.
L’après-midi, Béru s’est vengé.
Lorsque Feufeu est arrivé au service, après le repas de midi, avec son mignon parapluie à la “Chapeau Melon”, son adorable petit cul musclé et sa coiffure si bien ordonnée, Béru l’a plaqué contre le mur et lui a collé un baiser sur la bouche,
– un baiser INTERMINABLE !
Les gars avaient parié que Béru ne pourrait pas fourrer sa langue dans la bouche de Feufeu.
Donc tous les gars de la PJ, prévenus à l’avance, s’étaient massés à l’entrée du SRPJ pour ne pas rater le spectacle :
- Béru contre San-Antonio !

- Ce qui valut à Béru d’avoir à choisir,
- un choix cornélien !
- … entre arrêter de boire ou arrêter de travailler dans la police.
Il a quand même choisi, contraint et forcé, la cure de désintoxication, sachant que le commissaire, dans ce cas, ne le renverrait pas de la police.
Feufeu aurait pu porter plainte contre Béru, se venger bassement. Pourtant tout le monde savait que, Béru, dès 10H00 du matin, il était bourré.
Le sang-froid du commissaire principal, sous-directeur du SRPJ, a été étonnant. Il a su mériter le respect des policiers qu’il dirigeait, sans faiblir dans son autorité, en arrêtant les moqueries à son encontre par une procédure exemplaire d’humanité, administrative mais pas pénale.
L’alcoolisme, c’est une maladie et ça reste d’abord une maladie, la maladie de la grande majorité des flics qui dérapent dans la Police Nationale.
- Boire ou mourir !
- L’alcool, c’est l’eau de feu qui permet de se suicider socialement sans utiliser son arme à feu quand un policier n’en peut plus de tout ce cirque où même Monsieur LOYAL qui le représente est corrompu jusqu’à la moëlle de l’os.

Si les Français savaient ce que savent les policiers, il y aurait une révolution en France !