Un Noël pas comme les autres : – « C’est quoi, ces jouets, par terre, dans le jardin ? » a demandé mon père qui rentrait du travail à la petite fille que j’étais et qui ne l’attendait pas de si tôt.

J’avais environ trois ans et demi.

Mes parents n’arrêtaient pas de m’expliquer que je devais être contente de mes conditions de vie car j’étais très gâtée :

– moi, j’avais plein de jouets alors qu’il y avait des enfants dans le monde qui n’en avaient pas, même pas un jouet, « – tu entends ? », pas un seul ! 

Pour la petite fille qui ne pouvait pas réparer toutes les injustices de ce monde, c’était devenu une lourde responsabilité d’avoir autant de poupées avec lesquelles je ne jouais pas, en sachant que d’autres enfants pauvres, eux, n’en avaient pas.

D’un côté, mes parents insistaient sur le fait que j’avais beaucoup de jouets :

  • trop de jouets ?

Et de l’autre, les bonnes mères de la garderie Sainte-Marie répétaient que :

  • si tu étais riche, tu devais donner tes biens aux pauvres !

– Donc mes jouets ?

Puisque, moi, enfant, je ne possédais rien d’autre que des jouets.

J’ai retrouvé la citation exacte extraite de l’Évangile de Saint-Mathieu, écho puissant qui résonne encore dans ma mémoire de petite fille quand les religieuses nous racontaient la vie de Jésus :

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Matthieu 19


20 Le jeune homme lui dit : J’ai observé toutes ces choses ; que me manque-t-il encore ? 

21 Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. 

22 Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste ; car il avait de grands biens.…

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C’était l’avant-veille ou la veille de Noël, je ne sais plus exactement.

Il faisait froid dehors et j’étais seule dans ma chambre bien chauffée.

J’avais réuni toutes les richesses que je possédais, donc sorti toutes mes poupées d’un large placard mural.

Il y avait aussi quelques peluches.

A vrai dire, donner mes poupées n’était pas très grave :

– je n’aimais pas jouer à la poupée !

Par contre, donner mes peluches était plus difficile.

Aussi je décidai de commencer par offrir mes poupées jamais utilisées ni même déshabillées.

Je me rappelle avoir ouvert la porte-fenêtre de ma chambre et d’être allée sur le balcon garni d’une balustrade en fer.

J’avais apporté tous mes jouets et les avais déposés en tas sur le balcon.

Ma mère n’était pas là et la nourrice était occupée à préparer le goûter de quatre heures, en bas, dans la cuisine.

A l’extérieur, des enfants commençaient à arriver, accompagnés par leurs parents.

Ils sortaient d’une école publique et passaient devant ma maison.

En me tenant aux barreaux de la balustrade, je criais vers eux que j’allais jeter mes jouets pour les leur offrir juste avant Noël.

Des parents s’arrêtèrent, surpris de voir une petite fille qui les hélait du haut d’un balcon.

Joignant le geste à la parole, je jetai une première poupée en la balançant entre les barreaux de la balustrade.

Elle tomba dans le petit jardin devant la maison.

Le portillon était entr’ouvert comme à l’accoutumée.

Des enfants curieux l’avaient poussé afin de venir prendre les poupées, leurs parents n’osant pas rentrer.

J’avais eu peur que certains emportent trop de poupées sans en laisser aux autres.

Mais il y avait une forme de sagesse et de compréhension de leur part qui me rassura :

– chacun ou chacune prenait un seul jouet.

Même les petits garçons s’emparaient d’une poupée sans doute dans le but de l‘offrir à une sœur, à une cousine ou à une amie.

J’étais assez contente de moi et je m’apprêtais à jeter les dernières poupées qui me restaient par dessus la balustrade, en m’agrippant au balcon d’une manière acrobatique quand je vis le groupe d’enfants et d’adultes s’éparpiller comme une volée de pigeons à l’approche d’un faucon :

  • c’était mon père qui arrivait !

Normalement, il rentrait du travail beaucoup plus tard, bien après l’heure du goûter.

J’appris ensuite que, s’agissant de la veille d’un jour férié, il avait pu se libérer plus tôt de ses obligations professionnelles.

Le pater familias grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier central pour se retrouver face à face avec son extra-terrestre de petite fille qui était en train de jeter tous ses jouets par-dessus le balcon de sa chambre.

Premier réflexe :

– mon père me tira violemment en arrière du balcon et referma vivement la porte-fenêtre.

  • Je compris qu’avant tout, mon père avait eu peur que je ne tombe du balcon !

Il récupéra les poupées non jetées et les rangea dans leur placard.

Pour la première fois de sa vie, il ne criait pas, il ne me menaçait pas.

Il paraissait livide, encore sous le choc de ce qu’il avait vu, sa petite fille de trois ans suspendue à la balustrade du balcon pour pouvoir jeter ses poupées le plus loin possible à un groupe d’enfants qui attendait de les recevoir :

– « Demain, je renvoie la nourrice ! Et toi, tu ne seras plus jamais seule à la maison sans être sous la surveillance d’une personne adulte. »

J’étais petite et ce que j’ai retenu, c’était  :

– « fini de jouer ! »

La jeune fille, si gentille, qui s’occupait de moi, allait être remplacée par ce que mon père a appelé ensuite « une gardienne » et que, moi, ensuite, j’ai appelé un dragon moustachu à la voix grondante avec des flammes qui lui sortaient des yeux quand elle se fâchait.

– « Pourquoi mais pourquoi est-ce que tu ne fais que des bêtises ? » me demanda mon père en me tenant par les bras pour m’obliger à le regarder, tandis que je me tenais, les yeux baissés, devant lui, ne sachant trop quoi répondre, consciente que, de toutes façons, ma réponse ne lui plairait pas.

– « Je donnais mes jouets aux enfants pauvres », dit par une petite voix, la mienne, une voix que je ne reconnaissais pas, la voix d’une souris minuscule qui aurait bien aimé disparaître de cette chambre par le trou d’un mur.

– « Aux pauvres !!!!!!!!????????????!!!!!!!!!!! » hurla mon père.

– « Mais c’est toi qui as dit que j’avais trop de jouets ? »

Je trouvai que la logique des grands était vraiment singulière.

Moi, j’étais rationnelle :

1° Mes parents me reprochaient d’avoir trop de jouets, jouets d’ailleurs achetés en trop grand nombre par eux.

2° Les religieuses affirmaient que, quand tu as plus que les autres, tu dois donner ce que tu as !

Je ne comprenais pas ce monde dans lequel les parents reprochaient à leurs enfants ce dont ils étaient eux-mêmes responsables :

– les gâter !

Et, en plus, je ne comprenais pas ce monde dans lequel les grands professaient une foi dont ils ne respectaient pas les commandements pourtant simples à comprendre même pour les plus petits :

– tu es riche donc tu dois donner aux autres ce que tu as !

Comme ça, il n’y aura plus jamais de pauvres dans ce monde.

  • Et tout le monde sera content à Noël !

– Ne croyez pas que l’histoire se termina ainsi…

Mon père exigea de moi que j’aille faire le tour des maisons du quartier jusque dans la cité HLM qui se trouvait loin, très loin de notre maison pour aller récupérer mes jouets.

  • Sinon je serais privée de jouets à Noël !

– Comment pouvais-je récupérer mes jouets qui n’étaient plus mes jouets puisque je les avais donnés ?

Les bonnes sœurs disaient toujours :

– « ce qui est donné est donné et n’est plus à reprendre. »

  • Enfin, je ne savais même pas où ils habitaient ces enfants, moi !?

Mon père me traîna dehors et m’obligea à sonner à toutes les portes des habitations voisines pour réclamer mes poupées, moi-même, comme une grande que je n’étais pas.

Il restait à mes côtés, droit comme un i et raide comme la justice des adultes, celle qui n’applique pas les principes qu’elle prétend défendre.

– Je m’en souviens encore de cette humiliation de devoir réclamer à des pauvres gens les jouets que je leur avais donnés… ou pas si ce n’était pas à eux.

  • Donc je fus privée de jouets à Noël.

Et, du coup, j’appris que le Père Noël n’existait pas.

Parce que, même mon père ne réussit jamais à m’expliquer en quoi ce que j’avais fait n’était pas bien :

  • c’est à dire en quoi je n’avais pas été sage.

Or le Père Noël apporte toujours des jouets aux enfants sages :

  • sauf s’il n’existe pas, le Père Noël !

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